Elle donne naissance à un produit souple ou charpenté, âpre ou soyeux. Nerveux ou encore creux. Mais d’année en année, pour ceux qui aiment la vigne et la cultivent, ces qualificatifs capables de distinguer un vin commun d’un produit d’exception font de la place à d’autres mots, moins festifs. Précocité des vendanges, sécheresse, gel, fragilité des plantes face au réchauffement en cours. L’urgence est déjà là et révèle l’ampleur d’un défi qui attend l’agriculture toute entière. S’adapter, ou risquer de tout perdre.
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On voit bien que les dates des vendanges avancent, un mois en 50 ans”
Christophe Riou – directeur adjoint et directeur scientifique de l'Institut Français de la Vigne et du Vin
Trente jours d’été supplémentaires à Sauternes (Bordelais). Trois fois plus de jours extrêmement chauds à Chablis (Bourgogne). Plus de 2,5 fois plus de vagues de chaleur à Châteauneuf-du-Pape (Côtes du Rhône). D’ici 2050, le visage des vignobles va être bouleversé.
«L’impact principal du réchauffement climatique, c’est la précocité» de la vigne, explique Christophe Riou, directeur adjoint de l’Institut Français de la Vigne et du Vin. La vigne est prête à être récoltée plus tôt dans l’année. Là où l’on vendangeait au début de l’automne, il faut désormais s’organiser en plein été. Avec des difficultés nouvelles, des travailleurs qui s’affairent plus tôt dans la journée, voire en pleine nuit, pour protéger le raisin récolté de la chaleur et en garder les qualités.
Fin juin 2019, des grappes de raisin brûlées par le soleil, après plusieurs jours de chaleur intense dans le sud de la France. Photo AFP/Sylvain Thomas
Les chaleurs de plus en plus intenses de l’été, avec leur lot nouveau de canicules à répétition, ne sont pas sans risque pour la vigne. Échaudage des baies, lorsque les grappes sont formées et «brûlent» à cause du rayonnement solaire, mais aussi raisin plus riche en sucre du fait de l’augmentation des températures durant la maturation, donnant un degré alcoolique plus élevé au vin produit. «Les choses ont changé. Le cycle de la vigne, les caractéristiques du vin ont changé», résume Hervé Quénol, directeur de recherches au CNRS, spécialisé en climatologie locale.
Cela peut sembler paradoxal, mais à cause du changement climatique, la vigne devient plus vulnérable… au gel. C’est plus précisément la modification du cycle de la plante, due au réchauffement, qui entraîne cette fragilité. Pour le comprendre, il faut revenir au cœur de l’hiver, quand la végétation est dans ce qu’on appelle sa période de dormance, au repos. «Pour déclencher une période de reprise d’activité, il faut une remontée des températures», explique Hervé Quénol.
Début avril 2021, des feux sont allumés dans un vignoble près de Tours pour tenter de protéger les vignes du gel. Près d'un tiers de la production nationale a été détruite par cet épisode de gel. Photo AFP/Guillaume Souvant
Avec des hivers globalement moins froids, cette remontée des températures survient de plus en plus tôt : la vigne sort alors de sa dormance et les bourgeons apparaissent, phénomène qu’on appelle le débourrement : «C’est ce qu’il s’est passé fin mars (2021, ndlr), où des températures élevées ont provoqué le réveil de la végétation», indique Hervé Quénol. «Et à partir du moment où les bourgeons arrivent, ils sont très sensibles aux gelées.»
Une végétation qui reprend vie à une période de l’année où les vagues de froid restent tout à fait possibles, malgré le réchauffement global. Les deux ingrédients d’une catastrophe sont réunis. C’est ce qu’il s’est passé début avril 2021. Les vignerons, arboriculteurs et betteraviers ont été durement touchés par une vague de froid, après une période de grande douceur ayant favorisé le réveil des cultures. Qualifiées de «plus grande catastrophe agronomique de ce début de XXIe siècle» par le ministre de l'Agriculture Julien Denormandie, ces gelées ont causé une perte estimée à un tiers de la production viticole française.
Comme la vigne se réveille plus tôt dans l’année, en plus d’une plus grande régularité des dégâts liés au gel, ces derniers sont également plus dévastateurs. «La probabilité d’avoir des épisodes froids au début du printemps est plus forte qu’à la fin, mais surtout la période de refroidissement est plus longue», explique Hervé Quénol. En 2021, les dégâts sont survenus début avril, à un moment où la nuit dure une heure et demie de plus qu’à la fin du mois. «Donc ça veut dire que la gelée dure aussi plus longtemps». Et avec ces heures supplémentaires sans soleil, les températures descendent à des niveaux plus bas.
A la suite des gelées de 2021, des scientifiques du réseau international World Weather Attribution, qui s'est fait une spécialité d'analyser le lien possible entre un événement météo extrême précis et le réchauffement, ont estimé que le changement climatique a déjà «augmenté d'environ 60%» la probabilité qu'un tel événement survienne en période de bourgeonnement.
Avec les accidents climatiques qui se multiplient, l’heure est déjà à l’action pour les exploitants. Lorsqu’il faut protéger la vigne en urgence, plusieurs solutions existent. Systèmes de tours antigel, avec des pâles qui ramènent l’air chaud au sol, fils électriques chauffants, ou encore aspersion d’eau, qui va geler autour du bourgeon et le protéger, à la manière d’un igloo…
De l'eau est aspergée sur un vignoble de Bourgogne début avril 2021. L'eau, en gelant autour des bourgeons, peut former une coquille protectrice contre le gel de la plante. Photo AFP/Jeff Pachoud
Mais pour chacune de ces solutions, les inconvénients sont de taille. Outre la consommation d’énergie de chaque système, les pâles sont bruyantes, les fils électriques coûtent très cher, et le système d’aspersion est gourmand en eau, une ressource de plus en plus rare. «Si demain il y a une bataille pour l’eau, est-ce que la viticulture sera prioritaire par rapport aux salades?» s’interroge Marie-Catherine Dufour, directrice technique du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB).
Pour limiter le recours à ces mesures d’urgence, le monde de la vigne apprend à travailler autrement. «Le vigneron va par exemple travailler, laisser plus de feuilles pour éviter que les rayons du soleil ne touchent les grappes lors des vagues de chaleur», explique Hervé Quénol. Ou bien encore tailler la vigne plus tard dans l’année, afin de retarder le débourrement. Enfin, des expérimentations sont en cours pour tester l’effet d’une vigne plus haute, afin de l’éloigner du sol où s’accumule l’air froid lors d’épisodes de gel.
Le réchauffement est déjà là, et s’accélère. Dans la zone de Saint-Emilion, près de Bordeaux, il pourrait y avoir, d’ici 2050, deux fois plus de vagues de chaleur et quatre fois plus de jours extrêmement chauds, selon des projections climatiques publiées par Météo-France.
Avec un climat qui change de manière aussi drastique, les solutions de court terme comme le travail de la plante risquent de ne plus suffire. «L'enjeu pour la recherche c'est de jouer sur du matériel végétal adapté et notamment plus tardif, qui va permettre de revenir à des dates de vendanges plus normales et qui permet d'avoir des vins plus équilibrés», explique Christophe Riou. Les agriculteurs peuvent par exemple utiliser des porte-greffe (plante sur laquelle on vient «greffer» le cépage – c'est-à-dire la variété – de vigne désirée) plus vigoureux, plus résistants au stress hydrique.
Mais la principale révolution vient de l’utilisation de cépages différents. Dans le Bordelais, depuis 2021, 6 nouveaux cépages (4 rouges et 2 blancs) ont rejoint les six cépages rouges et huit cépages blancs habituellement autorisés pour la production du vin. Nouveaux, mais pas inconnus : «on a la chance d’avoir des cépages dans la typicité des vins de Bordeaux», explique Marie-Catherine Dufour. Elle cite par exemple le Castets, un cépage rouge réintroduit en 2021, «qui avait été un peu oublié, mais qui est un cépage local. Qui répond à des critères d’adaptation, il est un peu plus tardif.»
Un changement de variété qui reste à manier avec précaution. La renommée du vin français repose sur son système d’appellation, avec un certain type de cépage autorisé dans des territoires bien précis. Si certains, comme à Bordeaux où les vins sont un assemblage de plusieurs cépages, peuvent réintroduire des variétés plus résistantes sans dénaturer leur produit, «c’est plus gênant pour les régions qui sont monocépages», estime Hervé Quénol.
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On va faire du nomadisme, on va bouger nos vignes, mais on va les bouger à l’intérieur de nos territoires”
Marie-Catherine Dufour – directrice technique du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux
Et quand tout ça ne suffit pas, quand des terres deviennent trop chaudes pour la vigne, il n’y a plus d’autre solution, il faut déménager. Mais pas question d’abandonner son terroir : «on va faire du nomadisme», prédit Marie-Catherine Dufour, «mais à l’intérieur de nos territoires». Là où des versants de collines très ensoleillés étaient par le passé privilégiés, «on va installer les cépages les plus précoces sur des flancs nord», moins exposés et donc moins chauds. «Les viticulteurs, installés depuis des générations, connaissent par coeur leurs terres, et savent bien à quel endroit il y fait plus chaud ou plus froid».
Vendanges à Château Haut-Bailly, dans le Bordelais, en septembre 2020. Photo AFP/Philippe Lopez
D’autres, pourtant, ont déjà choisi de faire le pari d’implanter des vignes là où historiquement, il n’y en avait pas. Un phénomène qui reste marginal, mais impensable il y a encore quelques décennies. Depuis 2016, un assouplissement du dispositif d'autorisations facilite la plantation de vignoble en France, y compris pour produire des vins sans indication géographique (AOP ou IGP).
A Haillicourt (Pas-de-Calais), Olivier Pucek fait pousser des vignes sur les terrils depuis 2011, sur «un terroir a priori exceptionnel», avec une forte pente et donc beaucoup d'ensoleillement, un sol noir qui «réchauffe l’atmosphère» Celui qui est également viticulteur en Charente a vendu les premières bouteilles de son nouveau vignoble en 2018 et dresse le même constat de précocité de la vigne qu’ailleurs en France : «ça évolue, assez vite même», avec des récoltes début des années 2010 au 25 octobre, et désormais fin septembre.
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C'est tout à fait jouable sur le papier que la vigne se prête bien au climat du Nord de la France”
Nicolas Pinchon – Agriculteur
Dans l’Aisne, à Dallons, Nicolas Pinchon, qui cultive dans une ferme assez classique du Nord des betteraves, du blé, de l'orge et du colza, a lui fait le choix de la «diversification». Il a planté un hectare de chardonnay en 2020 et attend sa première récolte, avec humilité : «Ce serait prétentieux de dire à tout le monde “maintenant c'est dans le Nord qu'on parlera du vin en France”. Il y a des centaines d'années d'histoire dans d'autres régions, donc avant qu'on parle de nous comme une référence il va falloir qu'on fasse pas mal de preuves.»
Avec une vingtaine d’autres agriculteurs répartis entre l'Aisne, la Somme, le Nord et le Pas-de-Calais, Nicolas Pinchon participe à la première phase du projet du négociant agricole Ternoveo consistant à créer une filière viticole dans les Hauts-de-France. 16 hectares ont été plantés en 2020, 35 de plus en 2021 et d’ici cinq ans, l’objectif est pour Ternoveo d’avoir 200 hectares de chardonnay, afin de produire 1 million de bouteilles par an. Une goutte de vin, par rapport aux 4,2 milliards de litres produits et aux 3,5 milliards de bouteilles consommées chaque année en France.