L’enfer de la chaleur urbaine. Un air lourd, compact. A chaque canicule estivale, les villes se transforment en étuves et la sensation d’étouffer revient. Traverser la rue devient une épreuve, prendre les transports en commun un exploit. Le moindre espace de verdure est pris d’assaut, les ventes de ventilateurs et climatiseurs explosent. La nuit n’est plus qu'alternance de rêves glacés et réveils en sueur. Le corps souffre. Et dans la torpeur de l’été, des gens meurent. Alors que d’ici 2050, la canicule de 2003 pourrait devenir un été normal, il devient vital de s’adapter, anticiper et limiter le réchauffement climatique, à Paris comme dans beaucoup de grandes villes.
Face au réchauffement climatique, «Paris est assez robuste, mais son talon d’Achille ce sont les canicules», estime Cécile Gruber, directrice des transitions à l’Agence Parisienne du Climat (APC). Selon des projections climatiques publiées par Météo-France, la température moyenne, à Paris, devrait d’ici 2050 augmenter de 1,1°C à 2°C par rapport au début du XXIe siècle.
Et conséquence directe du réchauffement, les phénomènes caniculaires sont de plus en plus réguliers. Aujourd’hui déjà, «on voit bien qu’on a une accélération, avec non plus une canicule par an mais deux, des canicules précoces, tardives, en juin ou en septembre.» poursuit Cécile Gruber. D’ici le milieu du siècle, le nombre de jours extrêmement chauds (où la température dépasse les 35°C) pourrait être multiplié par 5 à Paris, alors que le nombre de nuits caniculaires (où le mercure ne descend pas sous les 20°C) devrait lui plus que tripler.
La journée, en ville, il fait, en période de canicule, jusqu’à 2°C de plus que dans les campagnes environnantes. Les arbres, comme toutes les plantes, jouent un rôle de climatiseur naturel, grâce à l’eau qu’ils rejettent dans l’air, par un phénomène d’évapotranspiration. Dans un îlot de chaleur urbain, très dense, avec peu de verdure, ce refroidissement n’intervient pas, et la chaleur s’accumule.
L’activité humaine contribue elle aussi à réchauffer l’air, avec les moteurs des voitures, les climatiseurs qui déplacent l’air chaud de l’appartement à la rue… C’est la nuit que le phénomène d’îlot de chaleur est le plus important, à cause également des propriétés des matériaux utilisés pour construire nos villes. «En gros : j’ai des matériaux minéraux au sol, ils sont ensoleillés toute la journée, ils vont stocker de la chaleur, et la relâcher la nuit,” explique Julien Bigorgne, ingénieur spécialisé en météorologie à l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur). «L'îlot de chaleur illustre ce qu’est le fait de transformer un espace naturel en espace urbain.»
Le béton et l’asphalte, omniprésents, jouent un rôle de radiateur. Résultat : vers 3-4h du matin, alors que les campagnes se sont rafraîchies, il peut faire, en période de canicule, jusqu’à 8°C de plus dans certains quartiers.
Les îlots de chaleur urbain ne sont pas dus au réchauffement climatique, ils existent depuis que les villes ont été construites et se sont densifiées. «Au XIXe siècle, à une époque où on meurt de froid à Paris, c’est plutôt vu comme quelque chose de positif,» souligne Julien Bigorgne. Mais aujourd’hui, ils agissent comme un catalyseur des vagues de chaleur. «Ils ont le mauvais goût de se cumuler avec le changement climatique».
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Si on ne fait rien, ça pourrait vraiment être de pire en pire”
Justine Bichon – chargée de mission transition écologique à l’Agence parisienne du climat
En août 2003, une canicule inédite s’abat sur la France et surprend un pays mal préparé. La chaleur met en évidence des dysfonctionnements dans les services de santé et l'isolement des personnes âgées, principales victimes des 20 jours d’extrême chaleur qui touchent le pays. 80% des 15.000 victimes de cet événement climatique ont plus de 75 ans.
Des patients reçoivent des soins, le 13 août 2003 à l'hôpital Saint-Antoine à Paris. Plusieurs hôpitaux d'Île-de-France sont débordés par l'afflux de malades en raison de la canicule. Photo AFP/Jean Ayissi
Lors de cette vague de chaleur, la plus intense et meurtrière jamais enregistrée en France, le nombre de décès en Île-de-France a plus que doublé par rapport à une année classique, avec 2,3 fois plus de décès. Rien qu’à Paris, plus de 1.200 morts supplémentaires ont été recensés.
«Ce qui est dangereux pour la santé, c’est la température qu’il fait la nuit, pas seulement le jour, parce que les gens n’arrivent pas à se reposer. C’est l'îlot de chaleur qui fait qu’une canicule est dangereuse» poursuit Vincent Viguié, chercheur au Centre international de recherche sur l'environnement et le développement (école des Ponts ParisTech). Et «73% de la population francilienne est sensible à l’îlot de chaleur urbain» précise Justine Bichon.
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Une aggravation de la température d’un demi degré à Paris, c’est un doublement du risque de mortalité”
Dan Lert – Adjoint à la Maire de Paris en charge de la transition écologique, du plan climat, de l’eau et de l’énergie
«Ce sont des chiffres qui sonnent l’alerte sur l’urgence de s’adapter au changement climatique», poursuit l’élu. Ajout de fontaines et brumisateurs dans les rues, ouverture de lieux frais et parcs qui ne ferment pas la nuit lorsque l’alerte canicule est déclenchée, baignades dans le bassin de la Villette (19e arrondissement), la ville met en place des mesures d’urgence, pour parer au plus pressé et limiter les dégâts de la chaleur sur la population. Mais même avec une meilleure prise en compte du risque, la canicule de 2019, moins longue qu’en 2003 mais avec un record de 42,6°C enregistrés le 25 juillet à la station de mesure de Paris-Montsouris, a entraîné une hausse des décès de 16% en Île-de-France.
Un garçon se rafraîchit sous un brumisateur installé sur les berges de la Seine, le 25 juin 2019. Photo AFP/Philippe Lopez
Alors afin de mieux se préparer aux chaleurs du futur, la ville poursuit un plan de végétalisation de la ville. «On a à peu près 500.000 arbres à Paris, en comptant les bois et la ville. Nous souhaitons planter 170.000 arbres supplémentaires au cours de cette mandature», explique Dan Lert.
Un objectif qui s’inscrit dans le «plan climat» de Paris, aux côtés d’une multitude de stratégies à plus long terme pour rafraîchir la capitale : renforcement de la place de l’eau dans la ville, développement de zones ombragées, adoption de revêtements de voirie stockant moins la chaleur, incitations à rénover et adapter les bâtiments contre les vagues de chaleur. Ou encore la création de «cours d’école oasis» plus végétales et avec moins d’asphalte.
De son côté l’Agence parisienne du Climat a mis en ligne une plateforme, AdaptaVille, pour lister les solutions d’adaptation qui existent aujourd’hui face à la crise climatique. Avec par exemple des pistes pour végétaliser les toits ou utiliser des peintures claires afin d’empêcher les surfaces des bâtiments de stocker trop de chaleur.
«Toute l’idée, c’est d'essayer de développer au maximum les autres solutions de manière à éviter que les gens à un moment se mettent à utiliser la climatisation,» estime Vincent Viguié. Car si le réchauffement n’est pas maintenu sous les 2°C, les politiques d’adaptation pourraient ne plus suffire. Il a participé en 2019 à une étude montrant que la climatisation pourrait dans le futur devenir inévitable à Paris en période de canicule. A partir de quand? «Tout dépend du scénario du réchauffement climatique», et donc des émissions mondiales de gaz à effet de serre, explique le chercheur.
Mais «la climatisation serait une calamité pour le climat,» tranche Dan Lert. Ce dispositif consomme de l’énergie et rejette de la chaleur à l’extérieur. «Si tout le monde met la clim’ à Paris, ça peut augmenter la chaleur dans la rue de 2°C» supplémentaires, poursuit Vincent Viguié.
Août 2020, la capitale est écrasée par la chaleur durant une nouvelle canicule. Photo AFP/Martin Bureau
La climatisation est également un marqueur fort de l’injustice climatique. Entre ceux qui pourront se l’offrir, et les autres, qui vivent de plus souvent dans des logements déjà mal isolés, le changement climatique creuse les inégalités. Pour les sans-abri, déjà extrêmement vulnérables en temps ordinaire, la canicule transforme vite la rue en enfer. Difficile de se rafraîchir, de changer de vêtements, d'échapper au soleil cuisant, quand on vit dans la rue.
Restent alors les maraudes d’associations pour les plus démunis et la promesse de la mairie de Paris d’ouvrir pour tous «des îlots de fraîcheur à moins de sept minutes» à pieds, des salles rafraîchies ouvertes spécialement, dans des ehpad, des mairies d’arrondissement, ou encore des parcs ouverts 24h/24. La mairie en compte déjà 1.000 ouverts en journées et 220 la nuit, lors des épisodes de canicule.
Autre problème, la climatisation «fonctionne comme un frigo, en évaporant un fluide», souligne Vincent Viguié. «Et ce produit chimique, c’est un gaz à effet de serre. S’il y a une fuite, ou à la fin de sa vie quand le climatiseur est détruit, ce gaz va dans l’atmosphère et il est 2.000 fois plus puissant que le CO2».
Pour résumer les effets néfastes de la climatisation, le chercheur met en avant le concept de maladaptation, «quand face au changement climatique, la réaction d’adaptation aggrave le problème. Et la clim’ est un exemple de ça, au même titre que la dessalinisation d’eau de mer ou la neige transportée par hélicoptère dans les stations de ski».
«Il y a quatre fois plus de risque de décès pour les personnes qui vivent au dernier étage, s’il n’est pas isolé», explique Cécile Gruber. Aujourd’hui, l’urgence est de rénover les bâtiments existants, et d’imaginer des constructions plus performantes, mieux isolées, moins consommatrices d’énergie. Tout ça pour préserver la santé des populations et repousser le plus possible le recours à la climatisation.
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Un bâtiment complètement vitré, ça s’appelle une serre”
Julien Bigorgne – ingénieur spécialisé en météorologie à l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur)
Mais pour les édifices qui sortent de terre «on construit encore aujourd’hui des bâtiments qui sont en décalage avec le climat actuel,» déplore Julien Bigorgne. Alors que les nouveaux immeubles, de bureaux notamment, laissent encore une grande part aux larges ouvertures, «un bâtiment complètement vitré, ça s’appelle une serre», résume l’ingénieur à l’Atelier parisien d’urbanisme. «On a pris la mauvaise habitude de concevoir des bâtiments en se disant que de toute façon l’électricité va permettre de faire fonctionner et climatiser le bâtiment.»
Une hérésie, à l’heure de la sobriété énergétique, pour celui qui estime «qu’on est encore très timides par rapport aux enjeux et aux problèmes.» Pourtant les solutions existent, à commencer par s’inspirer des méthodes de construction du passé. Il cite en exemple les bâtiments plus anciens, du quartier du marais, en pierre et bois, conçus sans la béquille de l’énergie pour les rendre confortables.
Afin d’affronter les défis de la crise climatique, les Parisiens peuvent s’inspirer du mode de vie des villes du Sud, déjà habituées à composer avec les chaleurs extrêmes. Paris pourrait atteindre, d’ici 2070, des températures similaires à celle de Séville, explique Vincent Viguié. «Et à Séville, les gens peuvent vivre quand même. En revanche, leur mode de vie est différent de celui qu’on a à Paris aujourd’hui.»
Une pharmacie indique la température, le 25 juillet 2019. Le record de température enregistré à Paris sera battu ce jour, avec 42,6°C. Photo AFP/Bertrand Guay
Des horaires de travail décalées, du sport en extérieur impossible à certaines heures l’été, fermer ses volets la journée, quand on a la chance d’en avoir… «Il faut former les habitants à de nouvelles habitudes, de nouveaux modes de vie, pour mieux se protéger de la chaleur», conclut Justine Bichon. «Il faut embarquer tout le monde et s’y mettre maintenant. On a toujours su s’adapter aux crises et il faut se dire qu’on a un rôle à jouer à toutes les échelles.»
Dans la ville qui a vu, en 2015, les dirigeants du monde entier s’engager à lutter plus efficacement contre le réchauffement climatique, un échec de cet Accord de Paris conduira, inéluctablement, ses habitants à puiser dans leurs capacités de résilience. Et battue par les vagues du réchauffement, Paris devra, une fois de plus, se battre pour ne pas sombrer.