C’est un environnement fragile, où la moindre variation de température peut mettre à mal ce que des milliers d’années ont mis à construire. Les glaciers fondent et la montagne s’effondre, victime du dégel du permafrost, ce «ciment» de glace qui maintient les roches entre elles. La neige, loin d’être éternelle, se fait de plus en plus rare. Aujourd’hui déjà, les Alpes montrent un visage saisissant du réchauffement climatique.
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Quand j’étais petit, vers 8-10 ans, j’allais chercher mon papa, guide qui emmenait ses clients sur le glacier des Bossons. J’y retourne très régulièrement, le glacier a perdu un kilomètre.”
Ludovic Ravanel — géomorphologue
Ludovic Ravanel n’a que 38 ans. Pourtant, comme tous ceux qui parcourent la montagne, il la voit changer, de plus en plus vite. Un rapport publié en 2019, auquel ce chercheur rattaché au CNRS et membre du laboratoire Edytem (Environnement et dynamique des territoires de montagne) a participé, faisait état d’une hausse des températures annuelles moyennes, dans le massif du Mont Blanc, de 0,2°C à 0,5°C chaque décennie depuis 1980.
Les nouvelles données de Météo France estiment qu’entre la période 1976-2005 et la seconde moitié de notre siècle, la zone située à 2.300 mètres d’altitude, sur l’emblématique Mer de Glace au-dessus de Chamonix, pourrait gagner au total jusqu’à 2,65°C.
Les glaciers, comme le permafrost alpin, sont particulièrement vulnérables face aux canicules estivales, comme celle de 2003. Ces épisodes de chaleur détériorent les glaces, sans que les hivers qui suivent ne suffisent à «compenser» les dommages de l’été. D’autant que comme le note Ludovic Ravanel, «il y a eu un coup d’accélérateur depuis 2015» avec des canicules quasiment chaque année. Sur le glacier de Tête Rousse, à 2.600m, le nombre de jours anormalement chauds pourrait être multiplié par trois dans le futur, tandis qu’il pourrait geler près de 40 jours de moins chaque année.
La Mer de Glace, au dessus de Chamonix. Ici, à 2.300 m, la température moyenne annuelle pourrait plus que doubler, passant de 1,3°C au début du siècle à 4°C d'ici 2050. Photo AFP/Eric Feferberg
Les experts climat de l'ONU (Giec) notent dans leur dernier rapport sur le sujet qu’un grand nombre de glaciers alpins disparaîtront d’ici la fin du siècle, quelles que soient les actions entreprises pour limiter le réchauffement. Mais tous les glaciers ne sont pas encore condamnés, souligne Ludovic Ravanel: «Il faut tordre le cou à ce fatalisme qui dirait “c’est trop tard, c’est fait”. C’est trop tard pour conserver les glaciers tels qu’ils sont actuellement. Néanmoins, entre la situation actuelle et une disparition totale, il y a plusieurs scénarios possibles», qui dépendent directement de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. «Si on continue sur notre lancée, d’ici la fin du siècle on aura perdu de 85 à 95% des surfaces englacées dans les Alpes.»
Avec le bouleversement climatique, la montagne se transforme, pour tous ceux qui y vivent, qui la pratiquent, tous ceux qui en font un loisir ou y travaillent. Elle devient plus dangereuse. «Il y a toujours eu des risques : avalanches, laves torrentielles (des coulées de masses boueuses, mélangées à des blocs de roche, qui peuvent atteindre de grandes vitesses, ndlr) , effondrements, etc. Le réchauffement climatique ne crée pas de nouveaux risques. Mais des risques apparaissent à des saisons et des endroits où on n’avait pas l’habitude d’en voir. Par exemple, des avalanches de neige humide en plein hiver, un phénomène inhabituel qui devient plus courant», explique Samuel Morin, chercheur à Météo France et directeur du Centre National de Recherches Météorologiques, qui dépend de Météo France et du CNRS.
Ludovic Ravanel effectue un échantillonnage de glace sur le versant nord du Mont Blanc du Tacul (4248 m). Photo : Ludovic Ravanel
À l’Aiguille du Midi (3.842m), Ludovic Ravanel et son équipe ont noté un réchauffement au cœur même du rocher, à 10 mètres de profondeur, de l’ordre de 0,15°C par an, alors que la température normale y est de -2,5 à -5°C. «On n’a pas beaucoup de marge». Cette dégradation du permafrost peut être responsable d’écroulements rocheux (plusieurs dizaines chaque année dans le massif du Mont Blanc), ou même de la destabilisation de pans entiers de montagne, comme en 2017 en Suisse. Plus de trois millions de m3 de masse rocheuse s’étaient détachés de la paroi du Piz Cengalo (3.369 m), créant un torrent de roches et de boues qui avaient emporté huit randonneurs et dévasté une partie d’un village en aval, évacué avant la catastrophe grâce à l’installation de capteurs à la suite, déjà, d’un écroulement en 2011.
L’alpinisme change de visage. Les périodes où l’on peut le pratiquer se réduisent. Des itinéraires praticables l’été ne le sont plus qu’au printemps, ou en automne. Certains disparaissent même. Le réchauffement brouille l’évaluation du danger, rend parfois caduque la connaissance du terrain acquise par des générations de guides.
Il faut s’adapter, à marche forcée. L’alpinisme tel qu’on le pratiquait il y a quelques décennies a vécu. Et avec un réchauffement qui s’accélère encore, «les guides d’aujourd’hui ne feront pas le même métier dans 20 ans», estime Ludovic Ravanel, également membre de la compagnie des guides de Chamonix, qui fête cette année ses 200 ans d’existence.
La neige, elle, se raréfie. «L’enneigement est extrêmement variable d’une année sur l’autre», prévient Samuel Morin. Mais la tendance de fond est claire : à basse et moyenne altitude, «l’enneigement a été réduit de près d’un mois en moyenne sur une durée de 50 ans». Autant d’entraves pour faire tourner les stations de ski, véritable cœur économique des territoires de montagne.
Malgré l’apport de la neige de culture, certaines stations pourraient devoir garder leurs télécabines en gare plus souvent. Même si comme le souligne Samuel Morin «au-dessus de 1.000-1.500 mètres, la neige ne disparaîtra pas», l’enneigement sera de moins en moins fiable. Alors que les pistes au-dessus de 2.000 mètres d’altitude devraient en général rester préservées, au moins pour les prochaines décennies, «la question se pose vraiment de la fréquence à laquelle les stations de plus basse altitude rencontreront des conditions leur permettant d’ouvrir».
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Sans le ski, c’est le modèle économique qui se casse la figure.”
Jean-Luc Boch — président de l’association nationale des maires de stations de montagnes
Avec un enneigement moins régulier, les stations doivent s’adapter, trouver d’autres sources de revenu. Développement du tourisme estival, activités alternatives au ski, valorisation du patrimoine… Sans pour autant sonner la fin du ski alpin : «Aujourd’hui, tout le modèle économique est basé sur l’économie du ski et il le sera encore demain, insiste Jean-Luc Boch, maire de La Plagne et président de l’Association nationale des maires de stations de montagne. C’est le ski qui génère des revenus qui nous permettent de développer d’autres activités, de diversifier les activités et d’en avoir toutes les saisons.»
Le 27 décembre 2015 à Villard-de-Lans (1.550m), dans le massif du Vercors. En 50 ans, les Alpes ont perdu en moyenne un mois d'enneigement. Photo AFP/Jean-Pierre Clatot
Parmi les pistes évoquées par l’élu pour prolonger la durée de vie du ski, le développement de retenues collinaires (des bassins de rétention d’eau, creusés ou utilisant une dépression naturelle du terrain), afin de stocker l’eau quand elle est disponible, pour l’utiliser plus tard, en neige de culture notamment. Mais la solution est souvent critiquée par les associations écologistes, accusée d’être peu efficace, de détériorer la montagne et d’empêcher les acteurs économiques de se projeter dans une réelle transition.
Dans le massif du Jura, la station de Métabief, qui culmine à 1.430 m, fait elle figure de pionnière. Sans renoncer entièrement à ses remontées mécaniques, elle investit dans le VTT, la luge, les balades de chiens de traineaux ou le trail, «pour se préparer à cesser l’activité ski en 2030 si besoin», résume Samuel Morin. «Savoir si on veut continuer à soutenir l’activité du ski alpin, ce sont des choix de territoires».
L’évolution à la baisse de l’enneigement a des conséquences sur le ski, mais également sur l’état des réserves en eau plus tard dans l’année. Moins de neige au sol signifie moins de stockage des précipitations sous forme de neige pendant l’hiver. «On s’attend à plus d’eau dans les rivières l’hiver, mais un pic de fonte au printemps qui arrivera plus tôt et sera moins haut», explique Samuel Morin.
Avec pour conséquence un risque de sécheresse plus fort dès le début de l’été, d’autant que le profil des précipitations changera également. Même si sur l’année la quantité totale d’eau tombant du ciel devrait rester constante, les scientifiques s’attendent à des apports plus brefs, sous forme de pluies intenses, d’orages forts, puis des périodes de sécheresse pouvant durer plusieurs semaines.
Là encore, Jean-Luc Boch préconise le développement de programmes de gestion de l’eau : «nous (les montagnes) sommes le réservoir de la nation. Il va falloir utiliser les ressources naturelles lorsqu’elles sont en surabondance», stocker une partie de l’eau l’hiver pour pouvoir ensuite l’utiliser l’été, ou encore la laisser s’infiltrer dans les nappes phréatiques. Et même s’il estime les connaissances d'ingénierie et de gestion de l’eau aujourd’hui encore insuffisantes pour faire face, il espère un développement technique rapide. «Aujourd’hui, il ne faut plus parler, il faut agir», martèle-t-il. Pour sauver ce qui peut encore l’être.